Le spécialiste, c'est Kenneth Hill
Il existe, dans le monde, peu de scientifiques spécialistes du comportement des personnes perdues. L'un d'eux, c'est justement Kenneth Hill. Kenneth Hill enseigne la psychologie à l'Université St-Mary's à Halifax, en Nouvelle-Écosse (une des provinces maritimes du Canada). Depuis plusieurs années, le docteur Hill s'est intéressé à la manière dont les gens situent leur position dans l'espace, mais c'est à l'occasion de la disparition d'un jeune garçon, en Nouvelle-Écosse, qu'il a été pour le première fois ammené à réfléchir sur le sujet du comportement des personnes perdues. Les équipes de recherches, qui cherchaient déjà le jeune garçon sans succès depuis plusieurs jours, avaient contacté le docteur Hill pour lui demander des conseils sur le comportement prévisible du jeune garçon égaré, dans le but, évidemment, d'accélérer les recherches. Cherchant le jeune garçon sur le terrain pendant la journée, le docteur Hill passait ensuite ses nuits à feuilleter la littérature scientifique dans l'espoir de trouver des indices, des études scientifiques ou des pistes de réflexion qui auraient pu aider les équipes de recherches à retrouver le gamin. Sans succès. Ces données n'existaient tout simplement pas dans la littérature scientifique à l'époque.
Plusieurs jours après la disparition du petit Andy, des sauveteurs l'ont retrouvé... mort d'hypothermie dans la forêt. Ce fut un choc brutal pour les très nombreux sauveteurs bénévoles ayant participé aux recherches, et peut-être encore plus pour le docteur Hill lui-même, qui s'est par la suite plongé avec détermination dans cette problématique. Accumulant, au fil des ans, des centaines d'études de cas, interviewant les personnes retrouvées, développant des ensembles statistiques de plus en plus complets, et étudiant de près les systèmes cognitifs qui déterminent le comportement des gens perdus, Kenneth Hill a particulièrement bien cerné le problème. C'est notamment son travail qui permet maintenant aux équipes de recherche et de sauvetage de Nouvelle-Écosse (dont il fait d'ailleurs partie intégrante aujourd'hui, à titre bénévole) de compter parmi les plus efficaces du monde. Et son travail fait désormais des petits, alors que de plus en plus d'équipes de recherche et secours, aux États-Unis et au Canada, s'intéressent à ses méthodes et les utilisent sur le terrain avec des taux de réussite qui parlent d'eux-mêmes.
9 tactiques courantes pour retrouver son chemin
Selon Kenneth Hill (Lost Person Behavior, 1998), les personnes perdues utilisent neuf types de tactiques plus ou moins efficaces pour retrouver des balises connues et ainsi être en mesure de reprendre le fil de leur progression. Je les reproduis ici avec la permission de l'auteur (en plus il est sympa...) :
Déplacements aléatoires : Complètement désorienté, et dans un état d'anxiété souvent intense, la (ou les) personne(s) perdues recherchent un point de repère ou un endroit qui semble familier de manière totalement aléatoire. La plupart des gens commencent par là, marchant généralement à une vitesse élevée et en suivant un chemin de moindre résistance (évitant les obstacles, descendant plutôt que montant, etc.). Cette méthode n'est évidemment pas très efficace, et elle suffit d'ailleurs très souvent à se perdre complètement alors que la personne n'était jusqu'alors que désorientée. Selon sa durée, cette phase épuise plus ou moins la personne égarée sans que la dépense d'énergie n'apporte le moindre bénéfice. Heureusement, la plupart des adultes réussiront à se calmer et à mettre en branle une tactique plus efficace pour retrouver leur chemin. Seuls de rares individus (notamment quelques enfants d'âge scolaire s'étant perdus seuls) continueront à se déplacer ainsi de manière aléatoire tout au long de leur séjour forcé dans la nature.
Suivi d'éléments linéaires : La personne perdue, à force de se déplacer de manière aléatoire, peut tomber sur un élément linéaire quelconque, qu'elle suivra sans savoir où cela pourra la mener. En France métropolitaine, peut s'agir de sentiers ouverts par les animaux sauvages, de bouts de vieux sentiers abandonnés, de sections de clôtures oubliées (parfois depuis plusieurs décennies), de lignes de crête, de petits ruisseaux... La personne a ainsi l'impression d'être plus méthodique dans sa tentative de retrouver son chemin, mais dans les faits ce type de tactique est relativement inefficace. Souvent, arrivant dans un cul de sac ou débouchant sur un marécage isolé, une barre rocheuse, etc. la personne perdue reprend tout simplement un mode de déplacement aléatoire, à la recherche d'un autre élément linéaire à suivre au hasard (ou d'une meilleure idée). Ce genre de tactique, guère plus efficace que les déplacements aléatoires, est souvent une option retenue par les enfants de moins de douze ans.
Marche en ligne droite : Convaincue du fait que son salut se trouve dans une direction donnée, la personne qui emploie cette tactique se fixe un azimut et marche en ligne droite dans cette direction. Il n'est pas rare qu'elle croisent, ce faisant, des pistes, des voies ferrées, des champs cultivés ou même des jardins privés, attenants à des maisons, et qu'elle les dédaigne parce qu'ils ne sont pas « la bonne direction ». Ce genre d'entêtement complètement surréaliste est souvent commis par les personnes souffrant d'un excès de confiance dans leurs capacités à s'orienter, et qui considèrent comme honteux de se retrouver ainsi perdu dans la nature. C'est aussi ce genre d'entêtement qui mène beaucoup de chasseurs expérimentés dans les parties les plus reculées et les plus denses des forêts, partout dans le monde, forçant les équipes de recherche à parcourir des kilomètres dans les pires conditions pour les retrouver. On a également vu ce genre d'entêtés se cacher des équipes de secours, ou refuser leur aide en disant « non merci, tout va bien »... alors qu'ils étaient visiblement épuisés, et qu'ils se trouvaient ainsi seuls et sans équipement à des kilomètres de toute voie d'accès et de tout sentier... Évidemment, ce genre de comportement correspond aussi à un état d'anxiété élevé, ce qui explique les comportements parfaitement incohérents qu'on observe.
Exploration systématique : la personne égarée choisira un point de repère fixe. Gardant son point de repère en vue, elle s'éloigne progressivement dans plusieurs directions à la recherche de quelque chose de familier, et revenant systématiquement à son point de repère entre chaque segment d'exploration. S'il arrive que la personne perde son point de repère, elle repassera souvent par une phase d'exploration aléatoire, puis pourra trouver un nouveau point de repère convenable et recommencer l'exploration systématique. Cette méthode est beaucoup plus efficace pour retrouver un endroit familier. Elle offre aussi l'énorme avantage de ne pas trop s'éloigner de son point d'origine, ce qui facilite le travail des sauveteurs.
Exploration systématique de sentier/route : la personne, croisant un sentier ou une route, utilisera une intersection pour sonder chaque direction de manière systématique, en revenant à l'intersection entre chaque segment d'exploration. On peut ainsi espérer trouver un panneau ou des indices permettant de retrouver son chemin. En l'absence de tout indice, la personne égarée pourra revenir à son intersection « repère » pour repartir ensuite plus loin dans chaque direction. La présence d'un sentier a quelque chose de rassurant et les personnes qui trouvent un sentier n'auront généralement pas envie de le quitter, préférant plutôt l'explorer à fond, quitte à y passer beaucoup de temps.
Recherche d'une vue d'ensemble : en forêt, notre champ de vision est souvent limité à un rayon de quelques mètres, aussi une tactique souvent employée par les personnes égarées est de rechercher un endroit d'où elles pourraient voir une vue d'ensemble du territoire. Beaucoup de gens se retrouvent donc à grimper dans les arbres, ou à escalader les collines ou les montagnes dans le but de voir où ils sont. Cette tactique, bien qu'elle puisse être efficace, reste risquée. Beaucoup de sujets, en effet, se blessent de cette manière.
Retour sur ses pas : une fois égarée, la personne tente de revenir sur ses pas. Cette méthode peut être très efficace, sur sentier, si la personne a la patience de l'employer (elle peut d'ailleurs se coupler à l'exploration systématique sur sentier). Hors des sentiers, seules les personnes sachant lire les pistes peuvent revenir sur leur pas efficacement. Cela reste une technique longue et difficile à maîtriser, et donc statistiquement peu significative (peu de gens dans le monde savent réellement pister).
Sagesse populaire : la sagesse populaire nous offre bon nombre de « faits » plus ou moins véridiques qui doivent théoriquement nous aider à retrouver notre chemin. L'un des plus courants est « les cours d'eaux mènent toujours à la civilisation ». Ça n'est pas toujours vrai. Bon nombre de ruisseaux ou de cours d'eau se terminent simplement dans des marécages perdus, ou dans des vallées encaissées, alors que d'autres prennent tout bonnement des chemins souterrains pour ressortir quelques kilomètres plus loins... D'ailleurs, quiconque a déjà pratiqué le canyoning sait que la berge de certains petits ruisseaux, qu'ils mênent ou non à la civilisation, peuvent largement justifier l'utilisation d'équipement d'escalade... Bref, la sagesse populaire n'est pas toujours très sage.
Ne pas bouger : c'est la méthode qui est recommandée par la plupart des programmes de sécurité dans la nature, et elle fonctionne généralement bien dans la mesure où l'on a prévenu au moins une personne fiable de notre départ. Une fois égarée, la personne attend simplement les secours, qui viennent plus ou moins rapidement selon la situation. Malgré l'efficacité prouvée de cette tactique de réorientation, très peu de gens l'utilisent. Parmi plus de 800 cas étudiés par Kenneth Hill, seules deux personnes l'ont employée. Or, s'il est vrai que la plupart des sujets sont effectivement retrouvés immobiles (surtout après avoir été égarées plus de 24 heures), c'est surtout à cause de l'épuisement ou à cause de blessures... Chaque pas de plus dans une direction incertaine est, par ailleurs, une dépense d'eau, d'énergie et de ressources précieuses. Selon le type de terrain ou les conditions météos, chaque pas de plus peut aussi être un risque ! Bref, chaque pas est une sorte d'investissement, et ce genre d'investissement, avant d'être tenté, doit avoir des chances raisonnables de rapporter plus qu'il ne coûte, sans quoi il convient de faire comme la plupart des banquiers... et de ne pas tenter le coup si on n'est pas sûr que le jeu en vaut la chandelle.
Le role de l'anxiété
En nous voyant perdus dans la nature, notre niveau d'anxiété augmente très souvent au point de nous faire perdre une bonne partie de nos moyens. Or, si un léger stress stimule l'intelligence et mobilise les ressources de l'organisme, un stress trop important nous diminue mentalement (pour plus de détails à ce sujet, voir « L'effet chimpanzé »). C'est sans doute l'une des raisons qui font que, se rendant compte du fait qu'ils sont plus ou moins égarés, pratiquement tous les sujets accélèrent le pas, et cessent de naviguer efficacement. Pratiquement personne ne s'arrête ou ne fait demi-tour pour revenir sur ses pas alors qu'il en est encore temps. De même, pratiquement tout le monde déploie une énergie folle à essayer de s'en sortir coûte que coûte par ses propres moyens... parfois au péril de sa vie. Perdant peu à peu nos facultés cognitives, nos réflexes conditionnés prennent le relais, et c'est notre corps, notre « mémoire musculaire » qui se trouve soudainement aux commandes bien plus que notre intellect.
Laurence Gonzales, dans son excellent livre « Deep Survival » raconte ainsi (chapitre neuf, pages 142 et les suivantes) l'histoire d'un pompier et ex-militaire américain nommé Ken Killip, qui a ainsi passé deux jours et deux nuits à marcher sans manger et pratiquement sans boire, à la recherche « du lac qui devait être juste un peu plus loin ». Essayant frénétiquement d'atteindre son objectif, Killip s'est ainsi retrouvé — à force d'entêtement et sous l'emprise de son anxiété — dans une situation vraiment extrême. En état d'hypothermie, complètement épuisé et déshydraté, s'accrochant désespérément à un arbre dans une pente glacée... avec des blessures relativement graves à l'épaule, au genou et aux deux chevilles, il a soudain retrouvé ses esprits et accepté le fait que oui, il était bel et bien perdu et qu'il devait penser à sauver sa vie avant de retrouver son chemin.
Dans son sac à dos, Killip avait, depuis le début, de quoi faire du feu, de quoi stocker de l'eau, manger et s'abriter, mais l'urgence de retrouver un point de repère tangible avait été la plus forte. Et c'est seulement après deux jours de marche forcée (et employant tour à tour plusieurs des tactiques décrites plus haut... sauf la dernière qui consiste à rester sur place !) à travers les montagnes du « Rocky Mountain National Park » que Killip, déjà en très mauvais état, a commencé à poser les actes qui lui ont finalement sauvé la vie. Rampant prudemment vers un cours d'eau, il a d'abord pris le temps de boire, puis a soigné ses blessures tant bien que mal, et il s'est préparé à rester en vie en attendant les secours... Bref, il a fait ce qu'il aurait dû faire deux jours plus tôt, alors qu'il était encore en bonne santé, et tout près du sentier sur lequel il devait se trouver (ce qui aurait grandement facilité les recherches). Ken Killip, un homme d'expérience et qui avait, en prime, suivi des cours de survie pendant sa carrière militaire, est ainsi resté pendant deux jours et deux nuits épuisantes dans « le monde du flottement » avant de revenir sur terre et de poser les actes concrets qui lui ont permis de raconter son histoire aux sauveteurs, quelques jours plus tard. Sans ce sursaut de lucidité, Killip serait tout simplement mort aujourd'hui.
Il n'existe que deux portes de sortie au « monde du flottement ». L'une d'elle est le simple fait de s'arrêter, de se calmer en utilisant la technique qui nous convient le mieux, et de faire le point objectivement, à l'aide d'une carte et d'une boussole ou d'un GPS. C'est dans ce genre de situations que le fait de savoir bien lire une carte, et que des notions ésotériques comme la triangulation et la déclinaison magnétique s'avèrent extrêmement utiles... Et si tout ça n'évoque rien de parfaitement précis à votre esprit, je ne puis que vous recommander de lire sur le sujet, et de suivre un cours sur le terrain avec des gens qualifiés. Les clubs de course d'orientation se font de plus en plus nombreux, un peu partout dans le monde. Ils sont généralement capables de vous apprendre les bases de la lecture de carte et de l'utilisation de la boussole, et ils offrent également une occasion en or de pratiquer tout ça dans un cadre souvent très agréable.
Une autre porte de sortie au « monde du flottement » est le fait d'accepter qu'on est perdu(e) et qu'on ne pourra pas retrouver son chemin. En décrétant cela comme un fait (malgré les doutes que cela comporte), nous commençons ainsi à recréer autour de nous un microscosme, une espèce de bulle détachée du monde connu où nous trouverons les éléments indispensables à notre survie. La construction de ce petit monde commence bien souvent par le simple fait d'allumer un feu. Autour de ce feu de camp, nous nous construisons un petit univers de solitude qui s'étoffe au fil des heures. Nous construisons un abri, nous trouvons de l'eau ou un peu de nourriture, et en patientant nous avons tout loisir d'observer notre nouveau chez-nous... Dans ce petit coin de nature qui devient ainsi notre pays d'adoption, le temps que les secours arrivent, nous pouvons survivre très longtemps. Un minimum d'équipement, de compétences et de préparation préalables trouvent ici toute leur utilité. En ayant prévenu quelqu'un de notre départ nous pouvons aussi espérer être retrouvés rapidement (typiquement en moins de 48 heures en France). Notre principale tâche, donc, est à ce moment là de rester en bonne santé en attendant les secours. Cela veut dire, avant tout, conserver notre température corporelle, rester hydratés et nous préparer à signaler notre présence aux équipes de recherche.
Ciao
David